Comment une décision de Trump retarde le retour de la démocratie au Vietnam

11 octobre 2018

Par Simon Denyer et David Nakamura

Le Vietnam avait promis davantage de concessions sur les droits des travailleurs. Sans l’accord de Partenariat Transpacifique, une répression exacerbée s’est déchaînée sur les dissidents.

Le retrait des Etats-Unis de l’accord du Partenariat Transpacifique, l’accord commercial d’envergure ayant engagé douze pays et ayant été au cœur de la « stratégie du pivot » vers l’Asie d’Obama, a été l’une des premières décisions de Trump.

Ce dernier avait déclaré qu’un tel accord nuisait au secteur de la production américaine et avait signé, le 23 janvier 2017, le décret de retrait du partenariat dans le Bureau Ovale.

« C’est une excellente chose pour le travailleur Américain, ce que nous venons de faire » avait-il affirmé.

Sur ces mots, il a mis en action une véritable tempête politique et économique qui a encore ses répercussions ici, au Vietnam.

Libéré des conditions imposées par l’administration Obama qui le contraignaient à rejoindre le pacte commercial, le gouvernement communiste du Vietnam a pu mettre au rebut les projets autorisant l’existence de syndicats indépendants et s’est livré à une de ses plus brutales répressions depuis des décennies sur la dissidence vietnamienne. Les autorités ont arrêté de nombreux activistes sociaux, blogueurs et défenseurs de la démocratie et a condamné une grande partie d’entre eux à des peines de prison allant de 10 à 20 ans.

Le cas du Vietnam s’impose comme un exemple des retombées des décisions du début de mandat de Trump. La nouvelle du retrait de l’accord de Partenariat Transpacifique, aussi connu sous les initiales de TPP pour « Trans-Pacific Partnership », s’est rapidement effacée des gros titres américains au profit des batailles commerciales de taille auxquelles s’est livré Trump contre la Chine, l’Europe, le Mexique et le Canada. Cependant, selon certains diplomates et militants, son brutal virage politique a eu de profondes répercussions.

« Dès que les États-Unis se sont rétractés du Partenariat Transpacifique, vous avez pu constater un changement radical dans la façon dont le gouvernement [vietnamien] traite ses travailleurs, militants syndicaux et syndicats », a déclaré Do Thi Minh Hanh, une militante syndicale âgée de 33 ans dans un café situé à Ho Chi Minh-Ville. « Beaucoup de gens ont été harcelés, suivis, emprisonnés et menacés. »

Le retrait du TPP décidé par Trump n’a pas été pas le seul facteur de la répression vietnamienne : la part des extrémistes était devenue prédominante au sein du Parti communiste et ces derniers étaient préoccupés par la montée de l’activisme social et les manifestations. Trump ne fut pas non l’unique responsable du destin que connaît actuellement l’accord de Partenariat Transpacifique.

Obama n’avait pas réussi à convaincre un Congrès et un public sceptiques sur le bien-fondé de l’accord avant de quitter ses fonctions. Son initiative en matière de politique étrangère asiatique fut par conséquent largement décriée. En effet, le sentiment de controverse était tel que la candidate Hillary Clinton avait annoncé son intention de se retirer de l’accord qu’elle avait jadis vanté comme « d’étalon-or » des accords commerciaux.
Interrogé sur la décision du TPP et sur celle de la répression au Vietnam, Garrett Marquis, un porte-parole du Conseil de Sécurité Nationale, a déclaré que les traités commerciaux n’étaient pas nécessairement efficaces pour mener à bien une réforme démocratique. Il a évoqué l’adhésion de la Chine à l’Organisation Mondiale du Commerce en 2001, qui « prouvait sans l’ombre d’un doute que l’accroissement du commerce international ne libéralisait pas toujours les États à parti unique autoritaires. En réalité, cela pourrait retarder leur libéralisation en renforçant le parti au pouvoir ».
Les avantages et les inconvénients du pacte commercial sont discutables. Mais certaines choses sont davantage certaines.

La décision des États-Unis de se placer comme instigateur du projet puis par la suite de se retirer de l’accord a porté un coup énorme à sa crédibilité en Asie, un point que la Chine n’a pas hésité à exploiter.Ce retrait a également entraîné un coût humain réel ici, au Vietnam, affirment les activistes.

Au moment des négociations de l’accord, un mouvement naissant de militants vietnamiens s’était appuyé sur les réseaux sociaux pour diffuser des idées sur les droits des travailleurs, sur la transparence, sur la responsabilité et même au sujet de la démocratie. Le gouvernement américain avait également conçu l’accord commercial de manière à obtenir des dirigeants vietnamiens des promesses d’autorisation de formation de syndicats indépendants, l’assurance du renforcement des mesures de contrôles environnementaux mais aussi la garantie un Internet libre et ouvert.

Lorsque le partenariat transpacifique a été abandonné, cette dynamique a connu un bouleversement.

Minh Hanh a vu des militants syndicaux être arrêtés et condamnés à de longues peines de prison. Elle a dû faire face à des harcèlements constants, notamment par des hommes masqués qui lançaient des pierres et des explosifs, alors qu’elle séjournait chez son père.

Le Dinh Luong, un activiste écologiste, a été accusé de subversion et a été condamné à 20 ans de prison. Il n’a pas été autorisé à entrer en contact avec son épouse, qui craint que son état de santé fragile ne provoque sa mort en prison.

« Le TPP aurait pu encourager les actions prises par les activistes, syndicalistes et environnementalistes vietnamiens », a déclaré Brad Adams, directeur exécutif de la division Asie à Human Rights Watch. « Le retrait du TPP constitue un gros revers. »

« UNE FORCE MOTRICE POUR LES REFORMES 2.0»

Obama avait présenté le TPP comme une occasion pour les États-Unis d’écrire les règles du commerce dans la région du monde connaissant la croissance la plus rapide et d’élargir les normes de travail et de protection de l’environnement afin de ne pas nuire aux entreprises américaines. Cependant, l’accord était aussi une tentative à peine déguisée de brider la montée en puissance de la Chine, en formant un ordre régional fondé sur des règles excluant Beijing.

Les partisans du libre-échange du parti communiste vietnamien ont vu dans le TPP l’impulsion dont le gouvernement avait besoin pour apporter des changements et offrir un meilleur accès à l’un des plus importants marchés d’exportation du Vietnam : les États-Unis.

« Le TPP est la force motrice des réformes 2.0 : l’environnement économique, la lutte contre la corruption, les réformes du travail », a déclaré Tran Viet Thai, directeur général de l’Institut d’études stratégiques étrangères de l’Académie Diplomatique du Vietnam, un organe de réflexion du ministère des Affaires étrangères.

Le Vietnam s’est non seulement engagé à autoriser les syndicats indépendants, mais également à proscrire le travail infantile et à donner aux entreprises privées une plus grande chance de rivaliser avec le secteur étatique géré par les communistes. En outre, un « Internet libre et ouvert » a été promis aux citoyens. En février 2016, les États-Unis et 11 autres pays ont signé le traité. Ce dernier avait encore besoin d’être ratifié au niveau national dans chacun des pays signataire.  Pour la première fois depuis la guerre du Vietnam, les États-Unis avaient une réelle opportunité d’obliger le Parti communiste à donner aux vietnamiens une plus grande liberté politique.Par la suite, l’administration Trump a décidé de se retirer.

« Cela a eu pour effet de couper l’herbe sous le pied des réformateurs », a déclaré Ted Osius, alors ambassadeur des États-Unis au Vietnam.

LES ARRESTATIONS D’ACTIVISTES

Au cours des négociations du TPP, Osius avait constamment insisté sur la nécessité de faire ratifier le pacte commercial par le Congrès, à la suite de quoi il apporterait les lettres des membres du Congrès au gouvernement vietnamien, soulignant ainsi l’attention qu’ils portaient aux droits de l’Homme.

« C’était un message très, très puissant », a déclaré Osius, diplomate de carrière nommé ambassadeur par Obama. « Cela ne signifiait pas qu’ils avaient ouvert toutes les portes de la prison, mais ils ont pris en compte l’opinion des Américains lorsqu’ils prenaient des décisions. Je ne pense pas que ce soit le cas depuis que nous nous sommes retirés du TPP. »

Mais au Vietnam, d’autres forces étaient à l’œuvre.

Des manifestations avaient éclaté au printemps 2016 à la suite d’un déversement de substances toxiques qui avait provoqué le plus grand désastre environnemental du pays : la faune et la flore marines avait été emportées par la mort le long des immenses bandes de rivage. Le déversement provenait d’une usine exploitée par une société taïwanaise, mais la colère était dirigée contre le gouvernement vietnamien pour sa lenteur, son manque de transparence et sa corruption.

Cette catastrophe provoqua la plus grande effusion de colère qu’a connue le gouvernement communiste de ses quatre décennies au pouvoir. Au sein du bureau politique, les plus conservateurs avaient pris le dessus lors de la transition du pouvoir en janvier 2016, alors qu’Obama se trouvait toujours à la Maison Blanche. Ils n’allaient certainement pas accepter un soulèvement.Le premier indice qu’une telle répression allait avoir lieu s’est présenté avant même que Trump ne remporte la course à la présidentielle, avec la détention de la blogueuse Mère champignon (« Mẹ Nấm» en vietnamien) en octobre 2016. Mais ce n’est pas avant l’été 2017 que les arrestations de militants ont commencé à se multiplier.

Mère Champignon, de son vrai nom Nguyen Ngoc Nhu Quynh, avait déjà été arrêtée par le passé, pour une raison différente ; celle d’avoir mené de la « propagande contre l’État socialiste », accusation qui lui avait valu une peine de prison de 10 ans, prononcée en juin 2017. Selon Amnesty International, elle a été l’une des 29 militants vietnamiens qui avaient été arrêtés en 2017 pour leurs écrits et leur plaidoyer en faveur des droits humains, de l’environnement et de la démocratie.

Un mois plus tard, le soir du 24 juillet 2017, le militant écologiste Le Dinh Luong était sur le point de rentrer chez lui quand une douzaine d’agents de sécurité en civil l’ont arrêté, battu et emmené, a déclaré sa femme. Le Dinh Luong est un dirigeant d’entreprise devenu organisateur communautaire et blogueur.

“Il veut aider les autres, les faibles et les pauvres, à combattre l’injustice”, a déclaré son épouse Nguyen Thi Quy, âgée de 53 ans, lors d’un entretien à Hanoi. Le fils et la belle-fille du couple ont été battu lorsqu’ils ont demandé à la police où il se trouvait, a-t-elle révélé.

Le Dinh Luong, âgé de 52 ans et souffrant de goutte, a été condamné à 20 ans de prison pour avoir mené des “activités dans le but de renverser l’Etat”.

Nguyen Van Dai, un avocat ayant fondé la Fraternité pour la Démocratie en 2013 avec plusieurs autres activistes s’est rendu dans le pays pour enseigner aux autres comment défendre leurs droits.

Le 5 avril, après un procès avec cinq autres dirigeants du groupe, Nguyen Van Dai a été condamné à 15 ans de prison. L’un de ses collègues et lui-même ont depuis été envoyés en exil en Allemagne pour, d’une part, des raisons de santé et d’autre part, grâce à la pression internationale, a-t-il déclaré.

Si le gouvernement américain ne s’était pas retiré de l’accord, « le Vietnam aurait dû prendre de nombreux engagements pour améliorer les droits de l’Homme et améliorer la situation des travailleurs », a déclaré Nguyen Van Dai lors d’une interview dans son modeste domicile de deux pièces en dehors de Francfort. « Cela aurait été une chance pour changer mon pays. »Le Vietnam a toujours l’intention d’adhérer à une version du TPP qui ira de l’avant sans les États-Unis. Mais cet accord exclut un grand nombre des mesures que le Vietnam avait prises, notamment concernant les droits des travailleurs.

DEUX STYLES PRESIDENTIELS

Alors que le retour de flamme s’intensifiait,  Heather Nauert, porte-parole du département d’État, avait déclaré à plusieurs reprises que le gouvernement était “profondément troublé” par la détention et la condamnation de militants vietnamiens, appelant le gouvernement à permettre aux citoyens de « s’exprimer librement et de se réunir pacifiquement sans crainte de représailles ».

Le gouvernement américain demande également au Vietnam de respecter la liberté de religion, a déclaré un conseiller de la Maison-Blanche, qui a demandé l’anonymat puisqu’il n’était pas autorisé à commenter le procès-verbal. Il a également reconnu que Hanoi avait largement ignoré les pressions extérieures.

« La situation est mauvaise », a-t-il déclaré. « Je pense que c’est un obstacle à un plus étroit partenariat avec le Vietnam. »

Adams, de Human Rights Watch, a affirmé que les autorités communistes rejettent maintenant les appels du Département d’Etat.”Quand ils regardent Trump, ils voient un président américain qui clame ouvertement qu’il ne se soucie pas des droits de l’Homme et qui semble aimer les hommes forts”, a déclaré Adams. Le changement de position des États-Unis à propos du TPP est également révélateur de deux styles présidentiels radicalement différents.

Malgré les inquiétudes de longue date concernant le bilan du Vietnam sur le plan des droits de l’Homme, Obama a décidé qu’il souhaitait que le pays soit au sein du TPP, l’éloignant ainsi de la Chine.En juillet 2015, Obama a rencontré le secrétaire général du Parti communiste vietnamien à Washington.  Le président américain avait passé quatre heures à se préparer pour la réunion et avait un message critique à transmettre. Les Etats-Unis, a-t-il déclaré à Nguyen Phu Trong, “respecte” les différents systèmes politiques, selon les trois personnes ayant assisté à la réunion.

Les droits de l’homme et les libertés démocratiques ont toujours leur importance, a déclaré Obama, mais Washington ne cherche pas à renverser le parti communiste.

Cette réunion a ouvert la voie à une série d’accords bilatéraux novateurs, selon Evan Medeiros, alors directeur principal des Affaires asiatiques au Conseil de Sécurité Nationale. Parmi ces dernières figurait la levée de l’embargo sur les armes en 2016 et une lettre au TPP, dans laquelle Hanoi avait promis de modifier ses lois en vue d’autoriser la formation de syndicats indépendants.

« Le principe de base du régime de parti unique est que le parti contrôle tout », a déclaré Tom Malinowski, secrétaire d’Etat adjoint à la Démocratie, aux Droits de l’Homme et au Travail sous Obama. « Créer des associations politiquement indépendantes du Parti aurait été assez révolutionnaire ».

LES SIGNAUX DE TRUMP

L’objection initiale de Trump au TPP était que ce dernier constituait une nuisance pour les entreprises, travailleurs et contribuables américains.  Lors d’un débat présidentiel républicain en novembre 2015, il soutenait que le TPP n’avait pas résolu le problème de la manipulation monétaire par la Chine, bien que Pékin ne fît pas partie de l’accord. Il a par la suite tweeté qu’il voulait dire que la Chine « viendrait plus tard par la porte arrière ».

Lorsque Trump est entré en fonction, le retrait était « acquis d’avance », a déclaré Thomas Shannon, et secrétaire d’État par à l’époque.Trump « avait clairement indiqué que le TPP était mort à son arrivée au Congrès », a déclaré Shannon. « Pourquoi allait-il investir son capital politique en faveur d’un accord qu’il n’avait pas encore négocié et dont il avait tiré de nombreux exploits politiques en dénonçant le fait que ce soit une élite politique qui les négocie, en grande partie, secrètement ? »

L’approche du gouvernement de Trump vis-à-vis du Vietnam ressemble à celle d’Obama à deux égards : elle a mis un accent considérable sur les relations militaires et de sécurité et a donné aux dirigeants vietnamiens l’accès aux plus hauts niveaux du gouvernement américain. Mais à d’autres égards, elle est très différente. En mai 2017, Trump avait accueilli le Premier ministre vietnamien, Nguyen Xuan Phuc à la Maison Blanche. Le conseiller à la sécurité nationale de l’époque, H.R. McMaster, n’avait que cinq minutes pour informer Trump, a déclaré Osius, qui était présent. Une partie de ce briefing a commencé avec une plaisanterie de mauvais goût de la part de Trump, a-t-il dit.

« Il était clair que le président ne connaissait pas l’homme avait qui il s’entretenait, ignorait le sujet de la réunion et n’était pas intéressé », a déclaré Osius.Les responsables de la Maison Blanche ont nié le fait que Trump n’était pas préparé. Le conseiller principal à la Maison-Blanche a expliqué que le président est informé de ses réunions avec les dirigeants étrangers au cours de sessions courtes et ciblées s’étalant sur plusieurs semaines. La préparation avec McMaster était une révision finale, a déclaré l’assistant.

« N’ABANDONNEZ JAMAIS »

La suspicion envers la Chine demeure forte au Vietnam, notamment parce que les deux pays se disputent deux îles en mer de Chine méridionale. À la fin du mois de juillet, le secrétaire d’État Mike Pompeo s’est rendu en Asie du Sud-Est pour vanter l’alternative au TPP du gouvernement de Trump, une « vision économique indopacifique » promettant un plus grand engagement économique fondé sur les principes de « liberté et d’ouverture » et dirigé par des sociétés américaines.

Dans le même temps, au Vietnam, le porte-parole de l’ambassade américaine, Pope Thrower, a déclaré que le gouvernement américain maintenait son « engagement de longue date de travailler avec des partenaires officiels et non gouvernementaux pour faire progresser les droits des travailleurs au Vietnam ».

Mais Minh Hanh, la militante syndicale, voit les choses un peu différemment. Elle est reconnaissante du soutien des États-Unis qui l’a aidée à se libérer de la peine de sept ans de prison en 2014, mais se sent désormais seule. « Le fait que les États-Unis accordent moins d’attention aux syndicats rend ma tâche d’activiste un peu plus difficile », a-t-elle déclaré. “Mais nous, militants, ne nous retirerons jamais et n’abandonnerons jamais les combats, avec ou sans le soutien américain.”

Source : The Washington Post