La question des droits de l’homme dans les relations Euro-vietnamiennes

Cindy Cao

À l’agenda politique des rencontres officielles entre les gouvernements européens et vietnamiens, l’accent est mis sur les intérêts communs des deux parties qui sont, essentiellement, d’ordre économique et de sécurité. La question des droits de l’homme reste une question sensible. D’une part, elle pourrait nuire aux autorités du Vietnam qui cherchent à maintenir leur pouvoir. D’autre part, les dirigeants européens se refusent à froisser leurs homologues vietnamiens en vue de maintenir les échanges économiques et commerciaux. Les groupes de pression et les activistes individuels, tant externes qu’internes, continuent à appeler les gouvernements pour pousser le Vietnam vers une transition démocratique.

Alors qu’au Ministère des Affaires Étrangères du Vietnam, on assure que les droits de l’homme sont respectés, de nombreuses ONG, telles que La Fédération Internationale des ligues des Droits de l’Homme ou Reporters Sans Frontières affirment que la situation ne s’améliore pas. Des informations qui sont confirmées par la presse internationale ainsi que par les rapporteurs spéciaux de l’ONU. Le gouvernement du Vietnam continue à réprimer les droits fondamentaux de ses citoyens.

Doit-on y voir un échec pour la diplomatie des droits de l’homme ? Comme l’affirme Shawn W. Crispin, responsable du Sud-Est asiatique pour Asia Times, “l’histoire de l’Asie a été marquée par des mouvements aspirant à la démocratie qui se sont élevés pour être rapidement écrasés par des régimes autoritaires, pendant que l’Occident regardait en silence.” D’après le spécialiste, “il y a des signes qui montrent que le Vietnam approche son moment de vérité démocratique. Malheureusement, beaucoup de gouvernements occidentaux voient le Vietnam avec une certaine culpabilité historique. Ils semblent peu disposés à critiquer le Parti Communiste pendant qu’il est en train d’implanter un système de marché.”

D’un point de vue historique, les pays occidentaux, depuis la fin de la guerre froide, ont encouragé le Vietnam à adopter un système économique de marché libre ainsi qu’un modèle politique libéral et démocratique. Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale et surtout depuis l’adoption de la Déclaration Universelle en 1948, les droits de l’homme ont pris de plus en plus d’ampleur dans les affaires étrangères des états occidentaux. La dimension des droits civils et politiques s’est donc progressivement intégrée dans la politique extérieure de l’Union. En effet, le respect des droits de l’homme et le progrès démocratique sont aujourd’hui, en théorie, les conditions de l’aide au développement. L’Union Européenne soutient financièrement la lente implantation d’un régime démocratique dans les pays tels que le Vietnam et elle pourrait, toujours en théorie, adopter des mesures plus sévères en cas de violations graves de ces droits telles que, par exemple, un gel des relations contractuelles.

Les droits de l’homme dans le dialogue euro-asiatique

Comment expliquer une telle stagnation de la situation des droits de l’homme au Vietnam ? Depuis la normalisation de leurs relations après la fin de la guerre froide, les dirigeants vietnamiens et européens se rencontrent officiellement lors de sommets inter-régionaux. Parmi ceux-ci, on retient les sommets réguliers entre les gouvernements de l’ASEAN et ceux de l’UE. De plus, les Asia-Europe Meetings (ASEM) ont été lancés dans les années 1990.


Lors de ces rencontres officielles, le gouvernement du Vietnam assure que les droits de l’homme sont pleinement exercés tandis l’Union Européenne continue à demander d’établir un système pluraliste effectif. Toutefois, l’observateur politique pour l’Institut Européen des Études Asiatiques, George Wiessela, affirme que la question des droits de l’homme reste à l’écart des forums euro-asiatiques, dominés en particulier par les questions commerciales et de sécurité. Pourquoi une question éthique aussi cruciale que celle des droits de l’homme ne constitue-t-elle pas la priorité numéro un des dirigeants européens et asiatiques ? Pour répondre à cette question, il faut comprendre les intérêts stratégiques du Vietnam et ceux de l’Union Européenne. Les deux parties partagent des intérêts communs mais se heurtent également à des intérêts divergents.

Le premier intérêt commun est d’ordre géopolitique. Considérons le monde comme étant multipolaire, avec trois pôles de pouvoir, incluant les États-Unis, l’Europe et l’Asie. Dans ce triangle, les Américains entretiennent une relation solide avec les Européens au sein des rencontres du G7 ou de l’OTAN. Ils s’assurent également une bonne position avec les pays asiatiques qu’ils rencontrent régulièrement lors des sommets APEC. Pour combler le côté du triangle manquant, les sommets ASEM ont été lancés en vue de promouvoir les objectifs communs à l’Europe et à l’Asie, notamment la dilution de l’hégémonie américaine. De nombreux chercheurs politiques, tant européens qu’asiatiques, affirment qu’il est impératif d’encourager ces relations en vue de contre-balancer le pouvoir américain dans ce modèle triangulaire.

Le deuxième intérêt commun à l’Union Européenne et au Vietnam est d’ordre économique. Tous deux ont intérêt à développer leurs relations commerciales, toujours en vue de contre-balancer le pouvoir économique des États-Unis. La stabilité politique et la croissance économique du Vietnam est à préserver tant pour le gouvernement du Vietnam que pour servir les intérêts de l’Union. En effet, l’Union Européenne cherche à maintenir son rôle de leader dans l’économie mondiale et à renforcer sa présence en Asie pour en tirer les bénéfices de la croissance économique. Du côté du Vietnam, la priorité est donnée au développement économique, à l’industrialisation et à la modernisation. Il a, avant tout, besoin d’attirer les capitaux étrangers. De fait, les échanges commerciaux ont quadruplé depuis la réforme du Doi Moi. Comme l’a affirmé José Manuel Barroso, Président de la Commission, l’Union prévoit de poursuivre ses relations économiques avec le Vietnam dans les prochaines années. De son côté, l’État du Vietnam a officiellement exprimé sa volonté de poursuivre les échanges avec les centres de pouvoir industrialisés, tels que l’Union Européenne.

Malgré cette convergence d’intérêts géopolitique et économique, le Vietnam et l’Union ont également différentes motivations à renforcer leurs relations. Le Vietnam a commencé à suivre un raisonnement essentiellement économique, ce qui était en accord avec le discours européen de l’époque. Néanmoins, l’Union Européenne a tenté d’engager un dialogue politique relatif aux valeurs telles que celles défendues par les droits de l’homme. Malgré ces tentatives, les pays asiatiques ont montré leur volonté de se focaliser sur les questions commerciales et ont, au départ, totalement rejeté tout dialogue concernant les droits de l’homme. C’est donc une question majeure, celle de la dignité humaine, qui fait l’objet de divisions entre l’Union Européenne et les pays d’Asie.

Toutefois, la vision des gouvernements asiatiques au sujet des droits de l’homme a été mise au défi par les rédacteurs de La Charte Asiatique des Droits de l’Homme – la charte du peuple publiée en 1998 à Kwangju en Corée du Sud. L’objectif premier de cette charte est de faire entendre la voix des peuples asiatiques. Elle va à l’encontre de la Déclaration de Bangkok ratifée en 1993, notamment, par la République Socialiste du Vietnam, qui présentait une vision alternative des droits de l’homme.


Hypocrisie politique

Une analyse des politiques étrangères, européenne et vietnamienne, révèle un manque d’intérêt, des deux côtés, pour la démocratisation du Vietnam. Du côté de l’Union Européenne, la promotion des droits de l’homme constitue, en surface, l’un des objectifs essentiels de sa politique étrangère. Toutefois, le Professeur Yash Ghai, co-rédacteur de la Charte Asiatique des Droits de l’Homme explique que l’Union Européenne pousse le Vietnam vers une transition démocratique pour assurer la défense de ses propres intérêts. Il ne voit pas cette politique étrangère comme un processus de démocratisation mais plutôt comme un processus de “marketisation.” Le premier intérêt de l’Union Européenne est de maintenir la stabilité politique du pays –plutôt que de pousser vers une transition démocratique – en vue de mener à bien les échanges économiques et commerciaux. Cet intérêt entre donc en conflit avec le troisième objectif européen qui est “le développement économique des états les plus pauvres, la transition démocratique et la défense des droits de l’homme.” Sous ces beaux discours, les dirigeants politiques européens nous lanceraient-ils de la poudre aux yeux ? Une observation rapprochée des comptes-rendus des sommets ASEAN-EU et ASEM révèle que les questions morales sont mises à l’écart par les deux parties.

Avertisssements, envoi de représentants européens, communication avec le gouvernement vietnamien… S’il faut considérer les mesures en faveur du respect des droits de l’homme entreprises par l’Union Européenne, elle n’a jamais engagé de sanctions lourdes à l’encontre du Vietnam. On peut donc qualifier les initiatives européennes de “faibles” et “légères” si l’on considère la situation immobile dans les hauts-Plateaux du Centre. La violente répression de minorités ethniques dans cette région du Vietnam depuis 2001 constitue une atteinte aux droits de l’homme et au droit d’expression. Vu l’importance des enjeux économiques, les chefs d’état européens ne pourraient pas froisser leurs homologues asiatiques au risque de nuire à leurs propres intérêts.

Du côté du Vietnam, en termes stratégiques, l’intérêt premier du PCV est de préserver son pouvoir et son contrôle sur toutes les institutions politiques, économiques et culturelles du pays. Un autre intérêt de taille est d’enrichir le pays et d’attirer les investissements étrangers, un intérêt en ligne avec l’intérêt européen en Asie. Il est vital également de maintenir de bonnes relations avec le reste du monde. Suite aux bouleversements de l’ordre mondial résultant de la fin de la guerre froide, le gouvernement s’est vu obligé de s’ouvrir sur le reste du monde. Le temps de l’idéologie marxiste-léniniste est révolu dans ce pays, du moins en pratique, et le modèle du libre marché est progressivement adopté. Malgré ce développement économique, la situation ne s’améliore pas en termes politiques. Les principales structures du Parti ont été peu modifiées depuis leur fondation suite à la prise du pouvoir par le Parti Communiste en 1975. Le Vietnam reste, jusqu’à aujourd’hui, un État à parti unique. De timides avancées en matière de droits de l’homme ont accompagné les réformes économiques du Doi Moi en 1986 mais force est de constater, à l’heure actuelle, que le Vietnam enregistre toujours de nombreuses violations de ces droits. Les autorités du Vietnam ont, en effet, progressivement adopté des mesures législatives qui réduisent graduellement la liberté politique et la liberté d’expression. La République Socialiste du Vietnam est donc en totale contradiction avec le Pacte international des droits civils et politiques et le Pacte des droits économiques et sociaux, qu’elle a ratifiés en 1982.

Si la connivence tacite entre les leaders européens et vietnamiens est à mettre en question, on ne peut négliger le fait que l’Union Européenne reste un allié puissant des défenseurs des droits de l’homme au Vietnam. L’Union Européenne n’a pas changé sa vision de l’universalité de ces droits, mais elle a certainement délaissé cet enjeu en vue de protéger prioritairement ses propres intérêts. S’il faut reconnaître les efforts européens et le progrès de la diplomatie des droits de l’homme, il faut également continuer à demander l’exercice d’une pression plus forte et plus efficace. Sur cette question, les centres de recherche, la presse internationale, les ONG de défense des droits de l’homme, les associations vietnamiennes et les activistes individuels – tant internes qu’externes – ont un rôle important à jouer : informer les gouvernements occidentaux et continuer à faire pression pour faire respecter les droits de l’homme au Vietnam. Dans le contexte actuel de la mondialisation, ces acteurs diffusent à travers le monde les opinions des opposants au régime de Hanoi. Pour un Vietnam moderne, libre et démocratique. ■

Londres, novembre 2006.
Cindy Cao, journaliste freelance.